Le Sorbier
A la sortie du camp et de la forêt que lautomne avait déjà dénudée et que lon pouvait pénétrer du regard comme si lon avait ouvert des portes sur le vide, poussait un beau sorbier solitaire, couleur de rouille, le seul de tous les arbres à avoir gardé ses feuilles. Il poussait sur un tertre qui surplombait des mottes de terres marécageuses, et élevait vers le ciel les corymbes de ses baies dures dun rouge vif, qui sépanouissait sur le ciel plombé des premiers jours de pluie et de neige de lhiver commençant. De petits oiseaux au plumage éclatant comme laurore des matins de gel, des bouvreuils, des mésanges, se posaient sur le sorbier et picoraient lentement les grosses baies de leur choix, puis, levant vivement leur petite tête et tendant le cou, les avalaient avec peine.
Il sétait créé une sorte dintimité vivante entre les oiseaux et larbre. On aurait dit que le sorbier, témoin de leurs efforts, avait longtemps résisté puis sétait rendu, pris de pitié pour ces petits oiseaux ; il avait cédé comme une mère qui dégrafe son corsage et donne le sein à son enfant : " Vous êtes impossibles. Enfin, mangez-moi, mangez-moi. Nourrissez-vous " et il souriait.
Lautre endroit était plus surprenant. Il était situé sur une hauteur dont un des versants était taillé à pic. Au pied de ce versant, on sattendait à trouver un paysage différent, une rivière, un ravin, ou une prairie couverte dherbe épaisse. On y retrouvait pourtant la même végétation quau sommet de la colline, mais à une profondeur vertigineuse ; on voyait à ses pieds les sommets des arbres. Cétait probablement le résultat dun affaissement du terrain.
Comme si cette forêt austère et héroïque qui sélevait jusquaux nuages avait trébuché et, tout près de sabîmer dans un gouffre, sétait miraculeusement raccrochée à la terre . Et elle était là, en bas, intacte, toute bruissante.
Boris Leonidovitch Pasternak (1890 1960)