La cape trouée
On la sortie dun vieux coffre qui avait pris racine dans la maison du grand-père. Elle sent la naphtaline, elle nous paraît trop large. Cest quautrefois les hommes étaient plus robustes. Tiens, elle est toute trouée ! Démodée, abîmée par les mites, elle est pourtant magnifique. On peut sy draper de la tête aux pieds pour se protéger du froid. Il faut laérer, elle est restée trop longtemps au fond du coffre.
Il y a de cela des années, dans les forêts de Mandchourie, aux approches de Port-Arthur, nos pères nous avaient enveloppés de cette cape, toi et moi. Nous étions des enfants, nous avions froid dans les steppes coréennes. Nos pères nen revinrent pas, nos mères sen retournèrent seules avec nous. Nos mères aux yeux gris, aux cheveux clairs, nous élevèrent, toi et moi. Puis, le malheur russe sabattit sur elles, et elles succombèrent à ces étés, à ces hivers. Nous les avons enterrées et nous avons planté sur leurs tombes de simples croix en bois.
Nous avions tout vu, nous navions peur de rien, et nous en verrions dautres encore. Les prières, nous les avions oubliées, les espérances, la vie nous les retira. Tout cela disparut sans retour. Plus dune fois, tu enveloppas tes petits pieds dans cette vieille cape, plus dune fois je my drapai pour tamuser en représentant le Child Harold dantan. Dis-moi , nest-ce pas de cette cape que Joseph couvrit Marie et lenfant sur le chemin dEgypte ? Ou serait-ce la cape de Don Quichotte ? A moins quelle nappartienne à notre dieu, à Cervantès en personne ? Te souviens-tu, il lenroulait sur son bras mutilé, la posant sur ses yeux aveugles tandis que nous le suivions en pleurant et quil ne pouvait plus nous voir ? Ou est-ce la cape du roi Lear courant à travers la fameuse tempête ?
Aujourdhui, les temps ont changé. Je dois partir dun côté, toi de lautre. Nous allons déchirer cette vieille cape en deux. Elle est un peu démodée, elle rappelle une vieille pèlerine, mais quimporte ! Ce nest pas que je laime, mais point dautre chemin. Adieu !
Toi, prends lautre moitié de ce vêtement de deux mille ans et enfuis-toi loin dici, de moi, de nous. Cours sans te retourner, ma très chère, par delà les mers et les montagnes, vers dautres terres. Ne crains pas de rester seule, ne crains pas de rester orpheline. Vis comme loiseau, comme le vent. Sauve ta jeune, ta tendre vie ! Pars pour lAfrique, lAustralie, lAsie, prends pour toi lune des deux Amériques. Fuis ces lieux sinistres et terrifiants, couvrant ton beau visage avec la cape trouée.
Nina Nikolaieva Berberova (née en 1901)